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TRADUCTIONS LIBRES

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Site de traduction non professionnel, pour le plaisir et la curiosité, de textes non disponibles en français.


RAISONS ET PASSIONS par Thomas SCANLON

Publié par medomai sur 5 Janvier 2018, 21:27pm

Catégories : #PHILOSOPHIE, #THOMAS, #SCANLON, #RAISONS, #PASSIONS, #RAISON, #MORALE, #ÉTHIQUE, #LIBERTÉ, #RESPONSABILITÉ, #PERSONNE, #PERSONNALITÉ, #AGENT, #AGENTITÉ, #DÉSIR, #PASSION, #TENDANCES, #MOTIVATION, #MOTIF, #MOBILE, #FORCE, #CONTRAINTE, #OBLIGATION, #LIBRE, #ARBITRE, #LIBRE ARBITRE, #JUGER, #DROIT, #CAUSALITÉ, #CORPS, #ESPRIT, #ÉVALUER, #APPRÉCIER, #SEMBLER, #APPARENCES, #OPTER, #DÉCISION, #DÉCIDER, #APPARTENIR, #PROPRIÉTÉ, #ATTRIBUTION, #ATTRIBUABILITÉ, #IMPUTABILITÉ, #IMPUTATION, #RESPONSABLE, #AMOUR, #TRAHISON, #VENGEANCE, #GÂTEAU, #CHOCOLAT, #RÉTICENCE, #IRRÉTICENCE, #OBSTACLE, #PULSION, #IMPULSION, #HARRY, #FRANKFURT, #COMPATIBILISME, #INCOMPATIBILISME, #TOXICOMANE, #DROGUE, #VOLONTÉ, #IDENTITÉ, #IDENTIFICATION, #PENELHUM, #ÉTATS MENTAUX, #CONSIDÉRATION, #AGIR, #PENSÉE, #SUJET, #RUPTURE, #PLEIN GRÉ, #CONTRE SON GRÉ, #SCIENCE FICTION, #THOMAS NAGEL, #NEUROSCIENCE, #STIMULATION, #NEURALE, #ILLIBERTÉ

THOMAS MICHAEL SCANLON
Thomas Michael SCANLON

 

Auteur : T.M. SCANLON (Professeur pour la Chaire Alford de Religion naturelle, Philosophie morale, Politique civile, de l'Université Harvard)

 

Titre original : Reasons and Passions (traduction par Medomai sans les notes)

 

Source en libre accès :

https://dash.harvard.edu/bitstream/handle/1/3294437/Scanlon_ReasonsPassions.pdf?sequence=3

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   « Le plaisir et l'excitation à la première lecture de "La Liberté de la Volonté et le Concept d'une Personne" sont inoubliables. C'est un de ces rares articles qui frappe comme tout à la fois neuf et pourtant clairement révélateur de quelque chose d'évidemment vrai, quelque chose que nous avons toujours pensé sans le savoir. Cet article a suscité un regain d'attention sur la question de savoir quand une action ou un état mental "appartient" à une personne, et Frankfurt lui-même a poursuivi cette question dans une série de beaux articles. Il pose le problème très clairement dans Identification et Externalité :

 

   "Nous pensons qu'il est correct d'attribuer à une personne, au sens strict, seulement quelques-uns des événements dans l'histoire de son corps [body]. Les autres, ceux à l'égard desquels elle est passive, ont leurs principes moteurs [moving principles] en dehors d’elle, et nous ne l'identifions pas à ces événements. De même, certains événements dans l'histoire de l'esprit [mind] d'une personne ont leurs principes moteurs en dehors d’elle. Elle est passive à leur égard, et ils ne doivent pas non plus lui être attribués. En d'autres termes, une personne ne s'identifie pas à tout ce qui se passe dans son esprit, pas plus qu'elle ne s'identifie à tout ce qui se passe dans son corps. Bien entendu, chaque mouvement du corps d'une personne est un événement dans son histoire ; en ce sens, c'est son mouvement et celui de nulle autre personne. Dans ce même sens, tous les événements dans l'histoire de l'esprit d'une personne sont également siens. Si c'est là tout ce que l'on veut dire, alors il est indéniable qu'une passion ne peut pas plus se produire sans appartenir à quelqu'un, qu'un mouvement du corps humain ne peut se produire sans être le mouvement de quelqu'un. Mais ce n'est qu'une vérité littérale grossière, qui masque des distinctions aussi valables dans un cas que dans l'autre."1

 

   Frankfurt critique ici un point de vue avancé par Terence Penelhum, qui mettait l'accent sur l'idée de "propriété" [ownership] des états mentaux, selon laquelle tout dans la vie mentale d'une personne "lui appartient". Dans le passage ci-dessus, Frankfurt suggère qu'il existe un "sens strict" de l'imputabilité [attributability], plus étroit que celui sur lequel Penelhum insiste, et auquel nous devrions porter attention. Ce sentiment d'imputabilité, ou d'intériorité [internality], est le gibier chassé par de nombreux articles de Frankfurt, lequel s'est révélé insaisissable. Dans cet article, je voudrais explorer, de manière expérimentale [in a tentative fashion], la question de savoir pourquoi nous devrions porter intérêt au fait de débusquer ce gibier. Il me semble qu'il existe au moins deux types de raisons tout à fait distinctes à cette préoccupation, et que le problème peut sembler moins difficile qu'il ne semblait, une fois qu'elles sont distinguées.

   Lorsque nous essayons de caractériser ce sens plus étroit dans lequel une action ou une attitude peut ou non "appartenir" à un agent, nous pouvons le faire avec en vue l'une ou l'autre de deux finalités, ou les deux à la fois. Le premier de ces objectifs est de parvenir à une compréhension des conditions dans lesquelles une action ou une attitude est correctement attribuée à un agent dans le cadre d'une appréciation [assessment], de nature morale ou autre. Quand donc une action ou une attitude sont-elles ce pour quoi un agent est crédité ou critiqué ? C'est là, bien sûr, une question qui peut surgir pour l'agent lui-même, puisque nous pouvons évaluer [appraise] notre propre conduite et notre propre caractère. Mais le deuxième objectif que j'ai en tête est un but plus particulièrement enraciné dans les préoccupations de l'agent. La question est ici de savoir ce qui fait qu'un désir ou une autre attitude sont pleinement siens - siens dans le sens qui les rend constitutifs de qui il est ?

   Chacune de ces questions peut être exprimée en termes de liberté ou de contrôle d'un agent sur ses actions et ses attitudes. La première est : quel genre de contrôle un agent doit-il exercer sur une action ou une attitude pour que l'agent en soit moralement responsable (afin qu'il figure parmi les bons motifs [grounds] pour une évaluation morale ou autre de cet agent) ? On peut répondre à la deuxième question en termes de liberté : on peut dire que ce qui rend véritablement nôtres nos actions, désirs et attitudes, c'est que nous avons le bon type de contrôle sur eux. Mais ce n'est pas la seule réponse possible : les désirs peuvent être considérés comme faisant vraiment partie de nous en vertu de leur rôle dans nos vies, ou de leur relation avec nos autres désirs, plutôt que parce qu'ils sont librement adoptés ou librement tenus.

   Dans le fameux cas du toxicomane malgré lui [unwilling addict] proposé par Frankfurt, les deux questions que j'ai distinguées coïncident : le toxicomane n'est pas moralement responsable de prendre de la drogue, et il souffre d'une sorte d'illiberté interne [internal unfreedom] qui est mauvaise de son propre point de vue. Frankfurt nous fournit une terminologie pour marquer cette distinction : le toxicomane à la fois agit de façon non-libre [unfreely], tout en étant privé de libre arbitre, compris comme la capacité d'avoir la volonté qu'il veut [the ability to have the will he wants]. Dans le cas du toxicomane consentant [the willing addict], les deux questions se séparent. Le toxicomane consentant est moralement responsable de prendre de la drogue parce qu'en le faisant, il agit librement [he acts freely in doing so]. Mais il est privé de libre arbitre, car ce n'est qu'une coïncidence si le désir par lequel il agit [the desire he acts from] est un désir auquel il veut répondre [is one he wants to act on]. Dans les cas considérés, le type de conflit ou de contrôle qui est en cause dans le fait d'avoir un "libre arbitre" est une question de relation entre les désirs de premier ordre des toxicomanes et leurs volontés d'ordre supérieur. Toutefois dans ses articles ultérieurs, Frankfurt soulève une question similaire sur la relation entre ces éléments d'ordre supérieur eux-mêmes : qu'un agent ait la volonté qu'il veut, c'est une question d'identification de l'agent sans aucune réticence [wholeheartedly] avec certains de ces éléments plutôt que d'autres.

   J'ai été frappé en relisant les articles de Frankfurt, qu'au cours des vingt-cinq années qu'ils couvraient, l'accent s'est déplacé de la première de ces questions à la seconde - du souci de la "propriété" de ses désirs pour un agent, en tant que condition préalable de l'évaluation morale, vers un souci d'idéal de santé psychique. Dans ses premiers articles, une certaine relation entre les désirs du premier et du second ordre est considérée comme un critère de liberté. Dans son travail ultérieur, une certaine attitude envers nos divers désirs – l’irréticence [wholeheartedness] - est étudiée comme quelque chose de désirable en soi, tout à fait indépendante des questions de liberté et de responsabilité morale. Ce qui unit ces œuvres, cependant, c'est la question de savoir quand un désir ou une autre attitude "appartient" à une personne, et c'est la question que je veux examiner.

 

***

I

 

   J’essayerai, pour commencer, de distinguer les divers sens dans lesquels un état ou une action pourrait "m'appartenir", et je considérerai alors le type de signifiance [significance] qui doit être attaché à l'appartenir ou au non-appartenir selon ces différents sens. Toutefois, pour discuter des sens dans lesquels quelque chose peut m'appartenir, je dois commencer par quelques réflexions sur qui je suis, ou ce que je suis.

   Je suis, je le comprends, une créature consciente, rationnelle et incarnée [embodied]. En tant que créature consciente, je possède un flux [a stream] de pensées et d'expériences conscientes. Ce flux n'est pas continu - il est interrompu par le sommeil profond et d'autres périodes d'inconscience - mais il est uni par un degré de constance dans ses éléments, par le contenu intentionnel de ces éléments, et par sa base causale supposée. Par le premier de ces termes, celui de "constance", j'entends par exemple le degré élevé de continuité dans mes réactions cognitives et affectives : dans ce que j'aime et n'aime pas, dans ce que je crois et rejette. Par le second terme [le contenu intentionnel], je pense à la manière dont les éléments de ma vie consciente se réfèrent les uns aux autres, comme quand il me semble que je me souviens d'une expérience ou d'une décision passée ou d'une intention préalablement formée. C'est une question controversée dans les discussions sur l'identité personnelle de savoir si le troisième élément - la continuité de la base causale de ma vie mentale -, possède une signifiance indépendante en tant que déterminant de mon identité. Je ne prendrai pas position sur cette question générale. Mais certaines manières particulières dont la base causale de nos expériences peut être pertinente pour leur signifiance, figureront dans ce que j'ai à dire plus tard.

   Comme le souligne Frankfurt au début de Identification et Irréticence [Identification and Wholeheartedness], ma vie mentale ne se limite pas à ma vie consciente. Les croyances et les aversions, par exemple, peuvent m'être correctement attribuées - peuvent "m'appartenir" dans le sens ou les sens qui nous occupent ici - même si je n'en ai jamais conscience [I'm never aware of them]. Malgré ce défaut de conscience, ils peuvent m'être correctement attribués parce qu'ils sont la meilleure explication de mon comportement global - non seulement de ce que je fais et pense, mais aussi de ce à quoi je ne parviens pas à penser.

   En tant que créatures rationnelles, nous sommes capables de porter des jugements sur des raisons [reasons] et, par suite, d'avoir des attitudes à sensibilité jugementale [judgment-sensitive attitudes] telles que la croyance [belief] et l'intention [intention]2. En qualifiant ces attitudes de sensibles au jugement, je ne veux pas suggérer qu'elles proviennent toujours d'un jugement conscient. Mon argument est plutôt que cela fait partie de la nature de telles attitudes que, dans la mesure où nous sommes rationnels, nous en venions à les acquérir lorsque nous nous jugeons nous-mêmes comme ayant une raison impérieuse de le faire, et cessons de les avoir lorsque nous jugeons qu'il existe une impérieuse raison à leur encontre.

   Trois caractéristiques de notre vie mentale en tant que créatures rationnelles sont particulièrement pertinentes pour mes objectifs. Premièrement, il peut nous sembler qu'une certaine considération [consideration] est une raison pour quelque action ou attitude. Il me semble, par exemple, que le goût que pourrait avoir un dessert au chocolat est une raison d'en déguster un ce soir, ou bien il me semble, lorsque je me sens contrarié par mon collègue, que le fait qu'un certain incident le présente sous un mauvais jour est une raison de le mentionner dans la réunion du département de philosophie. Deuxièmement, en tant que créatures rationnelles, nous sommes capables de juger si des considérations [considerations] qui nous semblent être des raisons [reasons], sont effectivement de bonnes raisons [good reasons]. Je peux décider, par exemple, que j'ai de bonnes raisons d'avoir le dessert au chocolat, et que la présentation de mon collègue sous un mauvais jour n'est pas une bonne raison de parler de cet incident lors de la réunion du département. Troisièmement, il arrive souvent que nous ayons ce que nous estimons être une raison suffisante [sufficient reason] d'adopter n'importe laquelle parmi plusieurs attitudes ou actions, et nous sommes alors capables d'en choisir une plutôt que les autres, en adoptant, par exemple, un certain but [aim], ou en formant une intention de poursuivre un but (an intention to pursue an aim] d'une certaine manière plutôt que d'une autre. Par exemple, je peux me tenir pour ayant de bonnes raisons de viser une ou plusieurs carrières. Étant donné ces raisons, je peux en adopter une plutôt que les autres ; et le fait que je l'aie fait affecte les raisons que j'ai, à l'avenir, de faire le nécessaire pour chercher à l'atteindre. Je me référerai à ces [trois] éléments familiers dans nos vies mentales sous les termes, respectivement, de semblers [seemings], d’appréciers [assessings], et d'opters [optings].

   Ces éléments familiers dans la vie mentale d'une créature rationnelle sont ce qu'ils sont, non seulement en vertu de leur contenu phénoménal considéré isolément, mais aussi en vertu de leurs relations normatives et descriptives avec d'autres éléments. Si j'ai adopté l'intention de faire quelque chose à un certain moment, et que je n'ai pas reconsidéré cette intention, alors, dans la mesure où je suis rationnel, je fais cette chose-là à ce moment-là. Si j'ai jugé qu'une certaine considération pèse en faveur d'une certaine intention ou d'une certaine croyance, dans la mesure où je suis rationnel, cette considération me paraît généralement pertinente lorsque je réfléchis à l'opportunité d'adopter cette attitude ; et si je juge une considération sans rapport avec une certaine attitude, alors si je suis rationnel, je ne la considère pas comme favorable à l'adoption de cette attitude. Si j'opte pour un certain but ou une certaine intention, dans la mesure où je suis rationnel, cela me semblera être une raison pour agir de la manière requise pour l'exécuter.

   Ces connexions ne sont pas seulement affaire de cohérence dans le jugement conscient, mais aussi affaire de ce que l'on pourrait appeler la relation entre ma vie consciente et ma vie inconsciente. Que je considère quelque chose comme étant une raison, cela ne dépend pas seulement de son sembler [ie son apparaître] pour moi, en tant que raison, lorsque je me pose la question et que j'y réfléchis consciemment. Le fait que je prenne ou que je ne prenne pas quelque chose pour une raison - le fait, par exemple, que je pense ou que je ne pense pas que les sentiments de ma femme sont importants - se manifestera aussi dans ce qui me vient à l'esprit, ce que je remarque et ne remarque pas, et ce que je ressens et fais "sans penser".

   Ces connexions ont à la fois un aspect descriptif et un aspect normatif. Descriptivement, si ces connexions et d'autres comme elles ne s'imposaient pas à moi à un degré important, alors je ne serais pas une créature rationnelle, et les attitudes du genre que je viens de décrire ne me seraient pas imputables [attributable to me]. Mais, considérées de manière normative, ces connexions constituent un standard de parfaite rationalité qui me manque souvent. Je ne suis que très imparfaitement rationnel. Je néglige souvent de faire ce que je juge moi-même avoir d'impérieuses raisons de faire ; et, plus souvent que je ne le voudrais, je considère comme des raisons pour agir, ou pour d'autres attitudes, des considérations que je crois, en réalité et dans les circonstances présentes, ne pas compter en faveur de ces attitudes. Des considérations peuvent me sembler [seem] être des raisons, même quand j'ai jugé [judged] qu'elles ne le sont pas.

 

 

   Il faudrait évidemment en dire beaucoup plus pour étoffer et défendre cette vision de la rationalité. Cependant, à la lumière de ces observations assez succinctes, je souhaiterais revenir à la question des diverses façons dont une attitude peut ou ne peut pas m'être imputable, et aux sortes de signifiance [significance] que ces attributions peuvent avoir. Je commencerai par le contraste le plus large entre deux manières d’affirmer qu’une action ou une attitude peut “m'appartenir”. Le sens de la première [affirmation] est celui qui est impliqué dans ce que Frankfurt appelait la “vérité littérale grossière” selon laquelle chaque passion et chaque action appartient à quelqu'un. C'est le sens selon lequel tout m’est attribuable de ce qui se produit dans ma vie consciente ou de ce qui figure dans la meilleure explication globale de ma vie et de mon comportement conscients. La classe des choses qui m'appartient en ce sens large comprend les états conscients tels que les jugements et les décisions, les perceptions visuelles, les démangeaisons et les douleurs, ainsi que les croyances et désirs inconscients qui m'incitent à faire ce que je fais. Tel que je le comprends, ce sens de l'imputabilité [attributability] est neutre quant aux causes de ces états. Si des pensées ou des désirs ont été produits en moi par des neuroscientifiques stimulant mon cerveau, ils sont à moi au sens que je décris ici, comme le sont des pensées, des démangeaisons et des douleurs produites de manière “normale”.

   Contrastant avec ce sens large de l'imputabilité, on trouve à l'extrême opposé une idée de l'imputabilité selon laquelle ne me sont attribuables que mes décisions et mes choix conscients, et les actions que je suis conscient d'avoir accomplies. Ces choses, pourrait-on dire, sont celles que je fais [I do], par opposition à d'autres qui simplement surviennent [occur] dans ma vie mentale.

   Il est facile de voir pourquoi cette classe devrait sembler particulièrement importante, si ce qui nous intéresse est la classe des choses attribuables à une personne à des fins d'évaluation morale. Dans la mesure où l'évaluation morale [moral appraisal] est l'évaluation de la façon dont une personne s'est gouvernée elle-même [has governed him or herself] - évaluation qui, par exemple, demande à la personne d'expliquer ses raisons d'agir [reasons for acting] d'une certaine manière, et de justifier ou de réparer [make amend] cette action - les décisions conscientes d’un agent sont d’évidence particulièrement pertinentes pour une telle évaluation. Ce sont des choses pour lesquelles, de la manière la plus patente, il ou elle ne peut échapper à la responsabilité. C’est néanmoins une autre question de savoir si ce sont les seules choses attribuables à une personne dans le sens représentant une précondition à l'évaluation morale (sans considérer d'autres fins importantes.) En fait, il est clair que cette classe est trop étroite, même pour des objectifs moraux. La négligence en est un exemple trivial : il nous arrive d’être ouverts à la critique morale pour ne pas avoir fait preuve de prudence, même si cela ne reflète pas une décision consciente de notre part. Souvent, la négligence consiste juste à cela : échouer ne serait-ce qu’à examiner si nous étions dans une situation dans laquelle des soins devaient être pris. Mais les cas les plus susceptibles de venir à l'esprit sont ceux dans lesquels la négligence pour laquelle nous sommes ouverts à la critique implique l’action. Nous sommes critiqués pour ce que nous faisons ou négligeons de faire. C'est une question plus controversée de savoir si nous sommes ouverts à la critique morale des attitudes qui surgissent en nous spontanément, sans aucune décision de notre part, quand elles sont contraires au jugement que nous portons lorsque nous réfléchissons à la question, et lorsque cette attitude n'influence pas notre action, peut-être parce que c'est notre jugement réfléchi plutôt que notre réaction immédiate et irréfléchie qui régit notre comportement. Comme le dit Thomas Nagel, « une personne peut être avide, envieuse, lâche, froide, peu généreuse, méchante, vaine, ou vaniteuse, mais parfaitement se comporter par un monumental acte de volonté. »3 Je crois que de tels états sont attribuables à un personne, dans le sens [du verbe attribuer] qui nous intéresse ici. Je crois qu'ils sont pertinents pour une évaluation morale, même si cette personne les désapprouve, les rejette et les contrôle, et les éliminerait si elle le pouvait. (cela reste bien sûr un autre problème de savoir de quelle manière ils devraient affecter cette évaluation - à quel point c'est une faute grave, et ce qu’elle représente comparée à d'autres manquements)4.

   Décrits avec le langage que j'ai présenté ci-dessus, les exemples donnés par Nagel impliquent des personnes pour qui, régulièrement, certaines considérations semblent être des raisons d'agir, même si, à la réflexion, elles jugent systématiquement que ce ne sont pas de bonnes raisons. Même si l'on admet que de tels semblers [seemings] “appartiennent à la personne” dans le sens requis pour l'appréciation morale, reste une autre question : pourquoi en va-t-il ainsi ? Il nous vient deux explications, liées mais distinguables. La première souligne le fait que, même si ex hypothesi ces attitudes spécifiques ne sont pas sous le contrôle de cet agent particulier, elles sont le genre de chose qui, idéalement, devrait être réactive [responsive] à son jugement réfléchi – qui y réagirait si [cet agent] était pleinement rationnel. En tant qu'états qui relèvent de l'autorité rationnelle du jugement de la personne, ce sont des choses dont il ou elle doit répondre [is answerable for].

   La deuxième explication ignore les idées d'autorité ou de contrôle (ou du moins n’y fait pas directement appel). Elle fait plutôt appel à deux autres sortes de faits. Le premier [fait] est que l'état en question est, suppose-t-on, celui qui advient à l'agent, et lui arrive avec une certaine régularité. Le second est que cet état est d'un genre dont nous avons des raisons de nous soucier : qu’à une personne, ces choses semblent être ou non des raisons est un facteur d'une certaine manière significatif pour nos relations avec cette personne. Ces deux explications sont étroitement liées. Les états du type auquel je pense ont la signifiance à laquelle il a été fait allusion, parce qu'ils impliquent de considérer quelque chose comme étant une raison. Dans la mesure où ce sont de tels états, ils représentent le genre de chose qui est en principe soumis au contrôle du jugement de l'agent. Mais ils conservent leur signifiance même lorsque, en fait, ce contrôle est absent. Le fait qu'une personne rejette une certaine attitude lorsque elle lui vient à l’esprit – telle la haine ou la cupidité, par exemple -, forme une différence dans notre évaluation morale de cette personne. Mais le fait que cela se produise régulièrement fait aussi une différence, que cela ait ou non un effet sur ses actions.

   C’est encore plus évident si nous passons de l'évaluation morale à l'évaluation de quelqu'un comme ami(e) ou amant(e). Nous pourrions imaginer, par exemple, un homme qui ne doute pas que les sentiments et les intérêts de sa femme sont importants pour lui. Pourtant, ces considérations ne se présentent pas spontanément à lui comme des raisons. Quand il fait des projets avec d'autres personnes, il ne se soucie pas automatiquement de la manière dont sa femme serait affectée, ni de ce qu'elle préfèrerait. Mais il est conscient de cette faiblesse et se surveille attentivement, se rappelant à lui-même de faire marche arrière et de réfléchir à ce que sa femme ressentirait, avant de prendre un engagement définitif. Sans doute sa femme apprécierait-elle cela si elle le savait, mais je ne pense pas qu'elle serait excessivement exigeante en regrettant que cela soit nécessaire, et en pensant qu’il s’agit d’une faute chez un époux par ailleurs admirable. Ce qu'elle préférerait vraiment, sans être pour autant déraisonnable, serait un mari chez qui ses intérêts paraîtraient immédiatement et instinctivement comme des considérations importantes.

   Dans l'appréciation morale [moral assessment], telle que dans cet exemple de loyauté et de souci marital, les attitudes réfléchies [reflective] et non réfléchies sont importantes. Leur signifiance respective peut cependant être différente dans les deux cas. La morale s'appliquant entre des personnes étrangères est, pourrait-on dire, en un sens important une moralité portant sur l’autorégulation [self-regulation], et nous nous attendons à ce qu'elle implique de vérifier nos réactions [responses] immédiates. Certains types d'attitudes négatives envers les autres sont des fautes morales, mais c'est une fonction importante et attendue de la conscience morale [moral awareness] de contrôler un tel sentiment. Nous n'attendons pas de pureté [purity] de la part de tout le monde. Les relations d'amour et d'amitié sont une autre affaire. Il ne s’agit pas seulement du fait que nous devons à ceux que nous aimons une sorte de souci que les autres ne peuvent attendre de nous. Mais il est également important (cela ne se réduit pas à un idéal) que ce genre de souci soit, dans une large mesure, une affaire de sentiment immédiat et spontané.

   Donc les signifiances respectives de la réponse spontanée et du jugement réfléchi sont différentes dans les deux cas. Toutefois, compte tenu de l'importance des réactions spontanées dans le cas de l'amitié, il serait étrange d’affirmer que ces réactions n'appartiennent pas entièrement à la personne. Si, dans le cas moral, ces réactions sont moins significatives que les jugements réfléchis, cela doit être pour une autre raison.

   Ceci m'amène à conclure que les éléments de la vie mentale d'une personne qui lui sont imputables dans le sens où ils sont susceptibles d'être des motifs d'appréciation morale comprennent, à minima, toutes les attitudes à sensibilité jugementale [judgment-sensitive attitudes] d'un individu. (Et l'argument que j’ai conclu peut suggérer qu’ils incluent davantage. Les attitudes dont nous avons raison de nous soucier chez ceux que nous aimons peuvent en inclure certaines dépourvues de sensibilité au jugement. Dans ce cas, si elles ne sont pas moralement signifiantes, cela ne peut être parce qu’elles n'appartiennent pas à la personne.)

   Passons donc à l'autre extrême - le sens le plus large selon lequel chaque élément de la vie mentale d'une personne “lui appartient”. Y a-t-il des choses qui font partie de la vie mentale d'une personne dans son sens le plus large, mais dont nous devions dire qu’elles ne lui sont pas imputables - dans le sens pertinent pour une critique morale ou d'autres formes connexes d'appréciation [assessment], telles que l'appréciation en tant qu'ami ?

   Qu'en est-il des démangeaisons et des douleurs, par exemple ? Le fait qu'une personne ressente une démangeaison ou une douleur n'est clairement pas un fait moralement significatif à son sujet. Mais pourquoi en est-il ainsi ? De telles sensations ne sont pas moralement significatives parce qu'elles n'ont pas le bon contenu - elles n'indiquent rien sur les attitudes de la personne envers autrui. Il est également vrai qu'elles ne constituent pas le genre de choses qui, même chez un agent idéalement rationnel, serait sous le contrôle du jugement réfléchi. Nous ne pouvons donc tirer aucune conclusion de leur occurrence, au sujet des jugements portés par la personne. Mais qu'est-ce qui prime ici : le manque de contenu significatif ou le manque de contrôle ?

   Pour répondre à cette question, il peut être utile de prendre en compte nos réactions aux exemples de science-fiction dans lesquels les états mentaux sont produits par stimulation neurale, dans la mesure où il s'agit d'états potentiellement significatifs mais dépourvus de la bonne sorte de contrôle. Supposons qu'une neuroscientifique, en stimulant le cerveau d'une personne de la bonne façon, lui fasse ressentir momentanément une haine profonde envers certaines personnes et lui fasse voir le fait de leur nuire comme une chose à promouvoir. Je pense que nous admettrions tous que l'apparition de ces sentiments n'est pas moralement significative. Pourquoi non ? Une des raisons en est que le fait qu'elle réagisse de cette façon à la stimulation neurale ne nous dit rien d'intéressant à propos de cette personne. N’importe qui réagirait de la même manière. De plus, ce qu'on nous dit de l'origine causale de cette réponse [de l’individu à la stimulation neurale], implique que cette réponse ne nous fournit aucune base pour inférer quelque chose sur ce à quoi la personne “ressemblait réellement” à d'autres moments, pas plus qu’elle ne nous fournit de raison de réexaminer ou réinterpréter son comportement passé.

   Mais supposons maintenant que l'effet provoqué par la neuroscientifique soit plus qu’un simple effet momentané. Elle change la personne pour qu'à l'avenir il s’énerve et se fâche quand il voit les gens en question, et qu’il se mette en colère quand il entend que les choses vont bien pour eux. Peut-être croit-il encore, à la réflexion, que ces sentiments sont injustifiés et moralement malhonnêtes ; mais il les a néanmoins. Ceci constituerait, je crois, un changement moralement significatif de ce à quoi ressemble la personne. L’individu est devenu pire, moralement parlant, tout autant que si le changement s'était produit “naturellement”, c'est-à-dire sans l'intervention de la neuroscientifique, peut-être par une réaction excessive à une amère déception, combinée à des interactions désagréables avec les membres du groupe en question. Ce qui compte, c'est le contenu [content] des attitudes, non leur origine ou leur susceptibilité de contrôle rationnel.

 

***

 

II

 

   Je voudrais maintenant comparer le cadre que j'ai décrit pour discuter de ces questions à celui employé par Frankfurt dans divers articles de la série que j'ai mentionnée.

   Dans "La Liberté de la Volonté et le Concept d'une Personne", il opère principalement en utilisant la notion de désirs [desires] de différents ordres. Les désirs du premier ordre [first order] semblent être compris, selon ce que j’ai pu voir, simplement comme des états motivationnellement efficaces [motivationally efficacious states]. Les désirs d'ordre supérieur diffèrent des désirs du premier ordre simplement en ayant un type différent d'objet. L'objet d'un désir de premier ordre est quelque état de choses que l'on peut provoquer par l'action. L'objet d'un désir de second ordre est aussi un état de choses, mais dans ce cas, c’est un état qui implique que l'on ait ou non un désir de premier ordre. Une volition de second ordre [second-order volition] est un type particulier de désir de second ordre, à savoir le désir qu'un désir particulier de premier ordre soit celui qui nous pousse à l'action. Mais tandis que les désirs et les volitions de second ordre se distinguent ainsi par leurs objets, ils restent, semble-t-il, des désirs, c'est-à-dire simplement des états motivationnellement efficaces. Donc une volonté de second ordre [telle que ma volonté] d'agir par loyauté, est un état qui me pousse à provoquer que j’agisse de cette manière.

   Les désirs de premier ordre peuvent entrer en conflit lorsque leurs objets sont incompatibles. Les désirs de second ordre peuvent entrer en conflit de cette manière avec des désirs de premier ordre (mon désir d'agir par loyauté peut aller à l'encontre de mon désir d'éviter le danger, si ce que la loyauté me pousse à faire est de prendre un risque). Mais des désirs de second ordre, ou du moins des volitions de second ordre, peuvent entrer en conflit avec des désirs de premier ordre d'une autre manière, à savoir la façon dont un désir de premier ordre peut entrer en conflit avec une force qui, dans le monde, empêche son accomplissement. Tout comme, par exemple, un changement dans la marée peut entrer en conflit avec mon désir de naviguer rapidement vers le port, en rendant ce désir plus difficile à satisfaire ; alors mon désir de sécurité peut entrer en conflit avec ma volonté de second ordre d'agir par loyauté, en rendant plus difficile pour moi d'agir de la sorte.

   Aucune de ces formes de conflit n'est identique au genre de celui pouvant survenir entre ce que j'ai précédemment appelé un “sembler” et un “apprécier” - à savoir celui qui se produit quand il me semble que dépeindre mon collègue sous un mauvais jour est une raison pour mentionner un certain incident dans une réunion du département, mais que je juge [en même temps] que cela n'est pas une bonne raison de le faire. Pour que ce genre de conflit soit possible, les éléments en conflit doivent comporter des thèses conflictuelles, et pas seulement des état possibles du monde ou des tendances motivationnelles incompatibles. Les désirs peuvent entrer en de tels conflits si, comme je l'ai suggéré ci-dessus, ils impliquent des “semblers” : si avoir le désir que X implique que l'on tienne quelque aspect de X comme justifiant de se donner la peine de le rechercher ; mais en dehors de cela, je ne vois pas comment les désirs peuvent le faire.

   La terminologie de Frankfurt dans les travaux ultérieurs est quelque peu différente de celle décrite ci-dessus. Dans "Identification et Irréticence" par exemple, il répond à l’objection de Watson selon laquelle l'identification décisive [decisive identification] à un désir semble arbitraire, en soulignant que ce qu'il appelle un "engagement décisif" [decisive commitment] doit être compris comme une décision, et une décision accomplie par l'agent pour une raison5. Il est remarquable, je pense, que Frankfurt distingue ensuite deux sortes de conflits entre les désirs. Un conflit du premier type se produit lorsque deux désirs se disputent la priorité. Chacun tente de l'emporter dans la lutte pour déterminer la ligne de conduite de l'agent, et la résolution de ce conflit nécessite l'établissement d'un ordre entre eux. L'un d'eux doit avoir préséance dans la détermination de l'action, mais même lorsque [cet ordre] est établi, tous deux restent, dans le sens le plus large, les désirs de l'agent. Le conflit du second type est plus profond. Sa résolution, dit-il, “implique une séparation radicale des désirs concurrents, l'un d’entre eux se voyant non pas simplement attribuer une position relativement moins favorisée, mais exclu entièrement comme un hors-la-loi.”6

   Frankfurt ne dit pas exactement ce qu'il a en tête ici, mais les exemples qui me viennent à l'esprit sont des conflits du genre plus profond décrit ci-dessus, et que j'ai nommés des conflits entre semblances et appréciations [seemings and assessments]. Si je juge qu’à la réflexion, ce qui me semblait être une raison pour une certaine attitude n'en est en fait pas une, alors ma tendance initiale à la considérer comme une raison est renversée et, en ce sens, rendue “hors-la-loi”. Le conflit peut toutefois subsister si l'attitude "hors-la-loi" ne se rend pas, mais reste, provocante, à l’intérieur du territoire psychique de la personne. Ce genre de conflit est certainement une caractéristique commune de notre vie mentale. La question est de savoir comment la décrire au mieux.

   Frankfurt dit clairement que ce genre de conflit ne peut se produire qu’entre désirs d'ordre supérieur [higher-order]. Il écrit dans "La plus Feinte des Passions" [The Faintest Passion] que "les conflits impliquant des éléments psychiques de premier ordre - entre une attraction et une aversion pour le même objet, par exemple - ne relèvent pas du tout de la volonté. Ils ne sont pas volitifs, mais simplement impulsifs ou sentimentaux. Les conflits chez une personne se rapportant à la volonté découlent des attitudes réflexives d'ordre supérieur.7 Mais si les désirs de premier ordre sont comptés comme des “éléments psychiques de premier ordre” et ne sont donc que des impulsions ou des sentiments, il paraît s’ensuivre non seulement qu'ils ne peuvent pas entrer en conflit les uns avec les autres dans un sens plus profond, mais qu'ils ne peuvent pas non plus être en conflit avec des volitions d'ordre supérieur. Si les désirs de premier ordre ne sont que des impulsions concurrentes et n'impliquent aucune “semblance, ils ne peuvent être annulés, et ne peuvent donc être déclarés “hors la loi”, si ce n’est au sens où ma fatigue est hors-la-loi si elle interfère avec ce que j’estime avoir des raisons de faire.

   Cela me suggère qu'il est possible que j'aie pu, pendant des années, avoir mal interprété les propos de Frankfurt sur les désirs du premier et du second ordre. Comme je l'ai dit, un désir dans le sens le plus familier et le plus ordinaire du terme, tel que je le comprends, implique une tendance à envisager quelque considération comme une raison [involves a tendency to see some consideration as a reason]. Cela me semble correspondre à mon expérience des "situations conflictuelles" : même si je déclare un désir, tel que celui d'un verre supplémentaire, comme étant "hors-la-loi", le type de force qu'il continue à avoir implique non seulement une impulsion incontrôlée [unruly impulse], mais aussi une tendance à percevoir quelque chose comme une raison. C'est donc sur ce modèle que j'ai toujours compris l'exemple frankfurtien du toxicomane réticent. Je supposais que ce toxicomane est poussé à prendre la drogue en songeant à quel point il se sentirait bien de le faire, et que le plaisir et le soulagement de sa douleur continueraient de se présenter comme des raisons pour prendre de la drogue, même s'il jugeait sans réserve que ce ne sont pas, dans les circonstances, de bonnes raisons. Mais bien sûr, il y a une compréhension plus radicale de ce cas, selon laquelle le toxicomane éprouve une forte envie de prendre de la drogue, mais sans voir aucune raison de le faire. Quand il prend de la drogue, il n'agit donc pas du tout pour une raison, mais seulement subjugué par une impulsion. Je ne nierais pas qu'il puisse y avoir un tel cas, mais il me semble beaucoup plus inhabituel que le phénomène dont l'exemple du toxicomane ci-dessus constituait jusqu'ici à mes yeux (à tort, me semble-t-il aujourd'hui), une description. de plus, si les désirs sont envisagés, comme le suggère cette lecture de l'exemple, comme de simples impulsions [mere impulses], cela semble les priver de la force normative que nous sommes habitués à leur attribuer, dans les cas de conflit ou de non-conflit.

   Mais cette vision des désirs de premier ordre paraît être aussi celle que prend Frankfurt dans d'autres travaux. Dans "Autonomie, Nécessité et Amour" par exemple, il affirme que les passions telles que la jalousie et l'avidité "n'incluent aucune attitude volitive affirmative ou négative envers les tendances motivationnelles en quoi elles consistent". Il poursuit ensuite :

 

   « Aussi imposant ou intense que soit le pouvoir de motivation que les passions mobilisent, elles n'ont aucune autorité motivationnelle inhérente. En fait, les passions n’ont aucune exigence envers nous du tout [the passions do not really make any claims upon us at all]. Considérées strictement en elles-mêmes, indépendamment de tout élan ou facilitation supplémentaire que nous pourrions leur fournir en y consentant [by our acceding to them], leur efficacité à nous mouvoir est entièrement une question de force brute. Il n'y a rien d'autre en elles que l'ampleur de cette force qui nous contraint, ou même qui nous encourage, à agir comme elles commandent."8

 

   Il semble donc que pour Frankfurt, bien que les désirs du premier et du second ordre soient tous qualifiés de désirs, ce sont véritablement des catégories très différentes - différentes selon le type d'autorité qu'elles exercent et selon la façon dont elles peuvent entrer en conflit. Mon point de vue sur les désirs (sans phrase9) s'apparente à la vision frankfurtienne des désirs d'ordre supérieur. Je crois qu'il est essentiel à ce que nous appelons le plus communément un "désir", qu'avoir un désir implique que quelque chose nous semble être une raison. Ainsi, par exemple, quand je ressens le désir d'une part (ou d'une deuxième part) d'un gâteau richement chocolaté, son goût délicieux et le plaisir qu'il me donnerait me semblent être des raisons de la manger. Quand je ressens un désir de vengeance contre mon rival, le fait qu'une chose que je pourrais faire l'embarasserait me semble constituer une raison de l'accomplir. Chaque cas où quelque chose me semble être une raison n'est cependant pas un cas de désir. [Ainsi,] le fait que l'exercice améliorerait ma santé peut me paraître une raison de s'y engager. Mais je n'ai aucun désir de faire de l'exercice. D'autre part, ma femme s'exerce pour la raison que je viens d'évoquer - pour améliorer sa santé - et elle a un fort désir de le faire. La différence entre nous, au moins en partie, est que la perspective d'améliorer ainsi sa santé se présente à elle avec insistance et efficacité comme une raison. elle a ce que j'appelle un désir au sens de "désir à attention dirigée"  (a desire in the directed-attention sense]. Mais si ce fait de l'attention dirigée explique la différence de motivation entre nous, il n'est pas en lui-même source de motivation. ce qui la pousse [what moves her] est une considération qu'elle tient pour une raison, à savoir la perspective d'améliorer sa santé.

   Étant donné mon point de vue, la caractérisation frankfurtienne de ce qui est absent de ces passions telles qu'il les comprend me semble étrange. Il dit que les passions “n'incluent aucune attitude volitive affirmative ou négative envers les tendances motivationnelles en quoi elles consistent”. Ceci suggère que ce qui manque à une passion elle-même, et pourrait être ajouté par une attitude d’ordre supérieur, est quelque chose comme l'approbation de la passion, ou un désir d'être ému par son pouvoir motivationnel. Mais rien de tout cela ne parvient à ce que je considère comme crucial. Supposons que je sois enseignant d’une école et que j'éprouve le vif désir qu'une certaine élève n'obtienne pas le premier rôle dans la pièce jouée par l'école. Son père est mon rival détesté et je ne peux pas supporter la pensée du plaisir que cela lui donnerait de la voir dans ce rôle. Je peux certes juger qu’en fait, ce n'est pas une bonne raison de refuser le rôle à l'enfant. Il se peut que je ne ressente qu’une “désapprobation” de la “tendance motivationnelle” de cette pensée vengeresse, mais aucun désir d'être ému par elle. Pourtant, il est crucial pour la “tendance motivationnelle” qu’elle maintienne que lorsque je pense à la pièce, le plaisir que le père éprouverait à voir sa fille en vedette ne cesse de se présenter à moi comme une raison d'empêcher que cela ne se produise. L'exigence [claim] que ce désir a sur moi ne relève ni de mon approbation ni de mon adhésion, mais du fait qu'il consiste en quelque chose qui me semble être une raison, même si je juge que ce n'est pas le cas. Par conséquent, je suis en désaccord avec Frankfurt, au moins en soutenant que la plupart de ce que nous appelons communément des désirs ne sont pas des désirs de premier ordre tels qu’il les caractérise. Peut-être cela signifie-t-il simplement que les désirs tels que je les comprends, et ce que j'ai appelé les semblers [seemings], sont déjà des phénomènes d'ordre supérieur. Ce qui est moins clair, étant donné le passage discuté dans mon paragraphe précédent, c’est jusqu’où Frankfurt et moi sommes d'accord sur ce qui est essentiel à ces attitudes d'ordre supérieur. Je ne formulerais pas cela en termes d'approbation ni de désapprobation, mais en termes de jugements sur ce qui représente une bonne raison et quelles sont les bonnes raisons pour agir. Qu'il y ait désaccord ici ou non, ce que je voudrais faire dans le reste de cet article est de montrer de quelle manière, en utilisant le langage des raisons [the language of reasons], je pourrais rendre compte de certaines affirmations frankfurtiennes sur la nécessité, la liberté, et l'amour.

 

***

III

 

   Au début du paragraphe contenant les remarques sur la jalousie et les cupidités cité plus haut, Frankfurt oppose ces passions aux attitudes d'ordre supérieur d'un agent. Il écrit : "les attitudes volitives qu'une personne maintient envers ses propres tendances motivationnelles élémentaires sont entièrement à elle".  Il est certainement commun, et naturel, de dire que les choses appartenant le plus clairement à une personne sont les choses qui sont "à elle" [up to him]. Mais il est également correct d'affirmer, comme le fait Frankfurt à plusieurs reprises, qu'il est essentiel au fait d'être une personne que certaines choses - les choses dont on se soucie le plus - nous frappent avec nécessité, comme des choses dont on a le devoir de se soucier. Cela peut sembler paradoxal, mais il devient clair qu'il n'y a nul paradoxe lorsque nous nous demandons ce qui est impliqué dans le fait qu'une chose soit "à nous".

   Considérez ce que j'ai appelé les semblers (seemings], les appréciers [assessings] et les opters [optings]. en quel sens sont-ils "à nous" et de quelle manière nous sont-ils, au contraire, imposés ? Un sens par lequel une chose est à nous (sens moralement important à mon avis) est celui selon lequel cette chose dépend de notre jugement, et reflète par conséquent celui-ci. Les appréciations - nos jugements réfléchis [reflective judgments] sur la question de savoir si certaines considérations comptent ou non en faveur de certaines attitudes - nous appartiennent certainement en ce sens. Ils sont nos jugements et donc, trivialement, ils seraient différents si nos jugements étaient différents. Mais du fait qu'il m'appartient en ce sens de décider si une chose est la raison pour une certaine action ou ne l'est pas, il ne s'ensuit pas que je sois libre de choisir l'une ou l'autre réponse. C'est à moi de décider si le fait de me casser beaucoup d'os, si je saute d'une voiture en marche, compte [comme une raison] s'opposant à ouvrir la porte et sauter au prochain virage, mais dans un autre sens, je ne jouis pas de beaucoup de liberté en formant cette décision. Dans ces circonstances, la réponse est si claire que je ne pourrais pas en décider autrement. Je suis limité par ma perception des raisons pertinentes.

   Les semblers - les désirs et autres états dans lesquels les considérations me paraissent constituer des raisons - sont un cas légèrement différent. Dans un sens, il ne me conviennent pas, car ils ne découlent pas toujours de mon jugement. Mais puisqu'ils impliquent des tendances à voir les choses comme des raisons, ils impliquent mon jugement. Si j'étais pleinement rationnel, quand je juge qu'une chose n'est pas une bonne raison, cela devrait cesse de m'en sembler une. Hélas, nous n'avons pas invariablement ce genre de contrôle. Non seulement nous ne pouvons pas commander la "vaste profondeur" de nos passions (de premier ordre), telles que les comprend Frankfurt10mais nous ne pouvons pas toujours commander nos jugements instinctifs. Mais ils sont pourtant à nous, et peuvent refléter quelque chose à propos de nous, même quand nous les rejetons.

 

   En ce qui concerne les opters, nous avons un degré de liberté supplémentaire. S'il y a de bonnes raisons pour moi de choisir l'une ou l'autre de deux carrières, c'est "à moi" dans un sens plus large de décider laquelle j'emprunterai. Je peux choisir l'un ou l'autre chemin, et quelle que soit la manière dont je choisis, elle sera soutenue par des raisons, mais aucun choix n'est contraint par celles-ci. Le point important, souligné par Frankfurt, est que ce degré de liberté supplémentaire [added freedom] n'entraîne pas un degré supplémentaire de responsabilité [responsibility]. Son absence dans les autres cas - le fait que ces jugements soient davantage contraints [constrained] par des raisons et donc moins "nôtres" dans le sens que nous discutons maintenant - nous rend  ces jugements moins entièrement imputables. Il est tentant de penser que le soi [the self] se révèle plus pleinement dans des choix moins contraints. Qu'il n'en soit pas toujours ainsi est dû au fait que ce que nous et d'autres considérons comme particulièrement important pour nous, ce sont les considérations que nous tenons pour des raisons, et la façon dont nous y répondons. (Ici, je reviens sur un point précédent concernant la signifiance [significance]). Des affirmations telles que : « il n'a pu s'en empêcher » ou « il n'aurait rien pu faire d'autre » servent à atténuer l'imputabilité, lorsque les nécessités évoquées sont telles qu'elles ont empêché l'appréciation par l'agent de certaines raisons de déterminer son action. Ainsi, l'acion ne montre nullement qu'il a négligé de prendre soin de ces choses. Dans d'autres cas, comme celui de Martin Luther, les mêmes mots servent à souligner le degré auquel l'action appartenait à l'agent, parce que cela reflétait ce qu'il considérait comme des raisons impérieuses.

 

   Il me semble par conséquent, que le cadre que j'ai décrit peut donner une description tout à fait adéquate des phénomènes de nécessité volontaire dont parle Frankfurt. Ce dernier prend pour exemple le cas de Lord Fawn dans The Eustace Diamonds, qui “avait pensé que ce serait une bonne idée” d'interroger Andy Gowran, un administrateur de classe inférieure, sur le comportement de la fiancée de Fawn en une certaine occasion.11 Mais en tentant de le faire, "chaque sentiment de sa nature" se révolte contre cette perspective, et il estime ne plus pouvoir poursuivre la conversation. Je décrirais ce qui se passe dans cet exemple, en disant : le fait que le plan d'action qu’il envisage impliquerait de discuter d'un sujet aussi intime avec une personne grossière et de basse classe, frappe Lord Fawn comme une raison absolument convaincante de s’en abstenir. En conclusion, concernant les raisons qui sont les siennes, ce jugement bel et bien "lui revient" dans le premier des sens que j'ai distingué. (Comme le dit Frankfurt : “ce n'est pas contre sa volonté que les sentiments de Fawn se révoltent.”) Mais il n'est pas libre d'arriver à une conclusion opposée, et cette “nécessité” est un trait commun de nos jugements concernant les raisons.

   Permettez-moi par quelque remarques sur l'amour, dont Frankfurt parle dans plusieurs de ses articles les plus récents. Il s'intéresse ici à l'amour au sens large, incluant non seulement l'amour émotionnel pour une autre personne, mais aussi d'autres profonds engagements tels qu'envers un lieu, une cause ou un idéal. Comme je l'ai dit plus haut au sujet du désir, je crois que l'amour, pris en ce sens, implique par essence de percevoir certaines considérations comme des raisons. Aimer une certaine chose, comme le dit Frankfurt, c'est être guidé d'une certaine manière par ce qui est bon pour elle, ou exigée par elle. Expliquer l'amour en termes de raisons peut sembler hyper-rationaliste. Mais cela ne paraît l’être que si nous ne distinguons pas ce que l'amour implique (qui est ce dont j'ai discuté), des motifs [grounds] de cet amour. Dans le cas de l'amour émotionnel au moins, il y a souvent quelque chose d'inapproprié à donner des raisons d'aimer ou à penser qu'on a besoin de donner des raisons pour aimer. (Il ne serait pas inapproprié, d’une façon similaire, d'offrir une justification pour le valoriser [valuing].) Il y a généralement une raison pour laquelle quelque chose est valorisable [valuable].)12

   Comme le fait remarquer Frankfurt, bien que l'amour soit une affaire contingente, il implique une sorte de nécessité volitive - l'amant sens qu'il doit faire certaines choses13. "Les prétentions de l'amour... possèdent non seulement du pouvoir, mais de l'autorité"14. Il met en contraste cette autorité avec les nécessités de la raison et du devoir. Je suis d'accord avec lui que ces derniers diffèrent en contenu. En particulier, les exigences de l'amour ne sont pas correctement comprises [lorsqu'elles sont identifiées à] un cas particulier d'obligation morale. Mais je ne dirais pas, comme Frankfurt, que l'autorité des requisits de l'amour puisse être attribuée aux exigences de son identité en tant que personne. Il écrit qu'en trahissant l'objet de son amour, on se trahit par conséquent aussi bien soi-même15. Si cela est vrai ce n'st que lorsque l'on place une accent très particulier sur le aussi bien. Dans le cas contraire, il me semble mal décrire la division du travail normatif (sans doute un peu insaisissable) entre des éléments contingents ou dans certains cas volontaristes [voluntaristic], et ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre. D'une part, il est tout à fait vrai que je ne peux trahir un idéal ou une bien-aimée que si c'est mon idéal ou ma bien-aimée. (C'est la partie contingente). Mais quand il s'agit de la rupture [the crunch], il me semble que l'autorité d'un idéal vient de mon sens de sa valeur, tandis que la pensée de trahir ma bien-aimée est dévastatrice parce que c'est la trahir elle. Les pensées sur mon engagement envers l'un ou l'autre, ou mon intégrité en tant que personne, semblent secondaires et un peu trop autoréférentielles. Cette accentuation relative semble notamment plus claire quand l'objet de l'amour est une personne, que lorsqu'il s'agit d'un idéal. Dans ce dernier cas, faire appel à mon engagement en tant que source d'autorité semble moins déplacé. C'est surprenant, puisque l'amour d'une personne n'a pas besoin d'être justifié, et l'adoption de l'idéal est plus susceptible d'être fondée sur des raisons. On pourrait donc s'attendre à ce que ces raisons jouent un rôle plus important dans l'explication de l'autorité dans ce dernier cas. Je n'ai pas d'explication pour cette énigme.

   L'opinion que j'ai défendue, qui trouve dans les raisons la force motrice des désirs, et maintenant même celle des exigences de l'amour, peut paraître absurdement hyper-rationaliste. Cela peut sembler étendre l'autorité de la Raison sur d'autres aspects de la vie d'une manière très invraisemblable. Mais je n'ai rien dit de la Raison, en tant que faculté. Je n'ai parlé que de raisons. J'ai prétendu que les désirs sont mieux compris [si l’on admet qu’ils] impliquent de percevoir une chose comme une raison, mais je ne veux pas dire par là qu'il y a un processus calculateur de raisonnement, par lequel nous devons décider quoi désirer. Ce que je propose ne doit donc pas être considéré comme une défense des prétentions de la Raison contre la passion. Je suggère plutôt que l'idée d'une opposition entre la Raison et la passion est mal conçue. Si les désirs ne sont pas de simples pulsions [urges], ce qu’ils ne sont pas pour la plupart, ils doivent impliquer de percevoir quelque chose comme une raison. Donc, si la Raison est impliquée dans toutes les attitudes concernant les raisons, passion et Raison ne peuvent pas être deux capacités distinctes.16»

NOTES

1 . The Importance of what We Care About, p. 61.

2 . I present more fully the view of rationality that is summarized in this and the following four paragraphs in Chapter 1 of What We Owe to Each Other (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1998), esp. pp. 18-25.

3 . “Moral Luck,” in Mortal Questions (Cambridge: Cambridge University Press, 1979, p. 32.

4 . This is argued very effectively by Angela Smith in Agency, Attitude, and Responsibility (PhD dissertation, Harvard University 1999). I am much indebted to her for discussion of this topic.

5 . The Importance of What We Care About, p. 168.

6 . Ibid., p. 170.

7 . Necessity, Volition and Love, p. 99.

8 . Ibid., p. 137

9 . En français dans le texte (NdT).

10 Frankfurt’s remark about passions occurs in “The Faintest Passion,” in Necessity, Volition, and Love, p. 101.

11 . “Rationality and the Unthinkable,” in The Importance of What We Care About, p. 183.

12 . In this respect Frankfurt’s inclusion of ideals as instances of love may push the boundaries of the concept.

13 . “Autonomy, Necessity, and Love,” in Necessity, Volition, and Love, p. 136.

14 . Ibid., p. 138.

15 . Ibid.

16 . I am indebted to the participants in the conference at Wake Forest for very helpful discussion and to the editors for their detailed comments on an earlier version of this paper.

 

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